DOSSIER MÉDICAL 09/06/2010PATIENT 267 — VILLIN JOACHIM GRAVEL
(Ci-joint l'acte de naissance du patient.)
14 ans
17 juillet 1996
Sexe masculin
— Pas de séparations familiales
— Parents non alcooliques, toxicomanes ou atteints de troubles mentaux
— Délaissement ou négligence durant l'enfance : à déterminer
— Pas d'abus physiques et sexuels subis durant l'enfance
— Pas d'accident grave, maladie grave, catastrophe naturelle, guerre, attentats et autres expériences vécues comme traumatisantes ou environnement particulièrement dur durant l'enfance
Le patient ne consomme pas de drogues, d'hallucinogènes ni de solvants volatils.
DIAGNOSTIC :— (DSM-IV-TR) Schizophrénie 295.10 ; type hébéphrénique
comportement + discours prosélyte désorganisés
distorsion de la réalité + illusions
hallucination sonore (2. Entend une ou plusieurs voix)
(DSM-III-R) syndrome dissociatif ; axe clinique syndrome délirant + symptôme idéo-verbal léger par diffluence (sans consonance poétique), et affectif
— (DSM-IV) Trouble psychotique bref (Bouffée Délirante Aiguë)
présence permanente d'idées délirantes de référence
(DSM-IV-TR ; AXE 2) perceptions hallucinatoires et inhabituelles, notamment illusions corporelles
TRAITEMENT :Neuroleptiques (piqûres + cachets)
Somnifères + tranquillisants
Sismothérapie
ACTE DE NAISSANCE de GRAVEL Villin JoachimLe dix-sept juillet mille neuf cent quatre vingt seize, onze heures quarante-et-une minutes au soir est né Allgemeines Krankenhaus 1090 Vienne,
VILLIN JOACHIM, du sexe masculin, de
Joshua Clyde GRAVEL, profession de Grand Couturier, né à Vienne le quatorze avril mille neuf cent soixante sept et âgé de vingt-neuf ans et de
Alexis Cassildey LEINER-GRAVEL, son épouse, sans profession, née à Vienne le trente-et-un octobre mille neuf cent soixante neuf et âgée de vingt-sept ans, domiciliés Drahtfütter Innerstadt 1033 Vienne. Dressé le dix-neuf juillet, quinze heures trente minutes, sur la déclaration de Bellamy SANDERS, âgé de vingt-neuf ans, profession de Styliste, ayant assisté à l'accouchement qui, lecture faite, a signé avec Nous, adjoint du Bourgmestre de Vienne, Officier de l'état civil par délégation.
X X X X X X X X X X X X X X X29/06/2010
CHUTESLe souffle crève la paroi fragile de ses poumons, crisse dans la gorge et crache un sifflement qui s'élève un peu pour retomber entre les lèvres. C'est la respiration d'un noyé, ou même encore celle d'une bête ? Il y a une bête dans la chambre d'isolement numéro 171 — Villin aujourd'hui n'est pas un homme ; Villin est hideux.
Dans le ventre de Villin ce n'est plus de la rage qui s'étrangle à hurler. Ce n'est plus cette douleur anarchique qui explose sa trachée et dévoile toute la chair sur les draps blêmes comme une peau de mort, mais un désastre sans alibi, un désastre tragique et inerte alors qu'hier encore des sentiments charognards le mordaient jusqu'au sang et déferlaient loin au bout de ses cils.
Villin avait bercé dans l'abdomen un atroce désespoir qui le faisait s'expliquer, sangloter, gueuler comme un animal jusqu'à le laisser anéanti de fatigue et de peur ; désormais ce désespoir ne lui dira plus rien car il s'est écroulé en le tenant debout. Villin a cessé de parler et laisse les infirmières lui verser la flotte de ses médicaments entre les lèvres, lui toucher son visage décharné de leurs mains toutes douces. Elles puent la javel et le gant de latex, ces mains — ce sont des mains qu'il déteste, il leur cracherait dessus si sa bouche pâteuse saurait en trouver l'impulsion.
Villin ne sent plus l'odeur infecte des draps gavés de sa sueur et traite par le mépris qu'elle mérite la brûlure de ses paumes disséquées ; comme léthargique il ne tressaille même pas lorsque ses yeux mi-clos de poisson mort se posent sur ces femmes devenues infâmes, leur blouses blanches chargées de psychoses, la fenêtre munie de barreaux, ses cuisses amaigries emperlées par l'effort le plus moindre.
Des choses percent et semblent l'effleurer, telles des lèvres dans son cou ou des diapasons de douceur ; ce sont des mots absurdes qui réconfortent et ne parlent pas, chuchotés à son oreille comme des poèmes d'amour. Quelques fils de sourires se mêlent à l'entrelacs de ses veines droguées et éviscèrent un peu plus la brume de ses prunelles. Et, sur ses paupières bleutées, universel, un mot s'effile.
Lien.
—
ghh... Les sédatifs,
sédatifs sédatifs sédatifs sédatifs sédatifs—
Il doit absolument, absolument...
—
ça me donne la gerbe, dit-il à peine surpris du croassement pénible qui déborda à ses commissures à la manière de la salive. Il se renverse sur le flanc tout au bord du lit, enfonce les doigts dans sa gorge et vomit toute l'eau matinale parasitée de rispéridone sur le carrelage livide, décanillé par la lumière crue.
Il s'en boufferait les ongles et les phalanges.
Il n'avalera jamais.
X X X X X X X X X X X X X X X02/11/2010
CRISESSes ongles plantés dans la main lui tirent quelques perles de sang éparses sur sa peau hâlée d'un voile d'ombre ; ce sont de petites constellations qui ne brillent que du sel de leur pourpre. Il doit rentrer, sourire, pleurer, pourrir, fuir, faire quelque chose, il va crever, bon sang ! Tendu jusqu'aux grains de ses nerfs, repu de terreur à en exploser le cerveau, il darde dans l'ombre un regard d'animal par ses yeux démesurément grand ouverts, en quête d'oxygène par sa gueule écumante.
Renversé sur le dos à demi hors de lit Villin désespérément tente de repousser les mains qui se posent sur son corps. Elles vont l'étouffer, défoncer son sternum ; il appréhende chaque jour un peu plus leurs mouvements fébriles et amoureux. Ressent avec une intensité agonisante leurs poings écraser sa gorge comme pour en faire sortir tout le sang par la bouche. À deux décharges de l'asphyxie, à un cheveu de cracher ses entrailles — dans le noir Villin ne se retrouve plus.
— Chuut, Villin, tout va bien... là. calme-toi, tout va bien aller maintenant. Ce n'est rien, endors-toi... respire.
—
Que... que... bredouilla-t-il comme étranglé par des sangles.
— C'était un... mauvais rêve. Tu n'en referas plus des comme ça. C'était juste une fois, et après plus jamais, c'est promis...
Il demeure un instant meurtri, démoli à tel point qu'il se sentait incapable de se mouvoir, compulsant tout le cœur à retrouver son souffle, distillant la peur par l'arc de ses pupilles. Une peur poisseuse et transpirante. Une peur rassasiée, qui telle une agonie ne tolère ni trêve ni sommeil ; pas comme ces fluides troubles que les seringues lui injectent à la saignée de ses coudes et qui le laissent plus amorphe que des drogues. Des larmes effleurèrent ses joues sans bruit car par réflexe les sanglots sont déjà ravalés au fond, bien au fond de l'intestin.
— Voilà. On est bien comme ça, pas vrai ?
Oui. On est... bien.
La nuit broie ses dernières ombres. Il reste étendu sur le dos les mains jointes dans ces gestes pour prier, et sous les paupières closes ses yeux s'étaient révulsés dans l'orbite comme s'ils voulaient voir le ciel.
X X X X X X X X X X X X X X X12/03/2012
SILENCESLe temps semblait ne posséder aucun ascendant sur le visage de Joshua. Il s'effeuillait contre sa peau sans jamais brusquer ses pores et ce qui en reste sont des axiomes de froideur soufflés par son regard d'acier.
Villin n'esquisse aucun geste, son cœur seul résonne encore au rythme funèbre du ballet de ses sangs. Quelque chose comme un silence, lourd telle une pierre au froid de décembre, constelle ses lèvres et les embrasse.
— Je suis ravi de voir que tu vas mieux.
Par instinct Villin se tend, incapable de maîtriser le tressaillement de ses mains. Il ment, il le devine sans même en croiser les yeux. Son père a un voix de meurtrier, brûlante comme une plaie qui s'ouvre, piquante comme la suture sans alcool. Pas une seule fois dans sa vie Joshua ne l'avait regardé en face, cependant depuis son retour de l'hôpital il y a presque deux mois, il avait envers lui des attitudes pesantes comme si son plus cher désir était de l'écraser à la manière d'un cancrelat. Villin estimait que désormais il n'avait plus à s'inquiéter de trouver au fond de ses yeux les ocelles de la psychose, de voir suinter sa folie au coin de ses lèvres de dégénéré.
— Ta mère et moi sommes d'accord. Il est désormais hors de question que tu quittes cette maison au moins jusqu'à tes dix-huit ans. Tu auras d'abord des cours dispensés ici puis tu iras au lycée comme tout le monde.
—
Ah, voilà qui m'étonne. La période pendant laquelle j'étais à l'hôpital devait pourtant vous être si profitable, à toi, maman et September.— Ça suffit.
Le lycée... Quelle drôle de chose. Sur le dossier médical de Villin il est noté que Villin Joachim Gravel, né le 17 juillet 1996 et atteint de troubles mentaux sévères admis sous examen, a été scolarisé normalement jusqu'à son internement. Villin s'en rappelle à peine — tout remonte à si loin.
Villin a seize ans et demi et il est une tragédie car il a répandu tant de souvenirs qu'il s'est chassé de sa propre mémoire.
— Pour être honnête, sache que je t'aurais laissé partir si tu n'avais pas été mon fils, et qu'aussi longtemps que tu conserveras cette impertinence futile, je ne pourrai en aucune façon me réjouir de ton retour. Il est plus que temps que tu grandisses, Villin.
Son regard brun se fige et une boule de mots muets chavire au fond de sa gorge. Il était inutile de le lui dire car Villin le savait depuis longtemps, pourtant il sent des alluvions de douleur emplir son poumon jusqu'à crachoter sur ses muqueuses. Asséché comme une bouche, Villin tente de parler mais se ravise car des choses atroces gravissent son cou et transmuent sa voix en râle.
— Et d'un angle juridique, il est impossible de te laisser partir seul avant ta majorité.
—
Je m'en fous de l'angle juridique.C'était faux bien sûr, mais il lui semblait que demeurer ainsi à écouter le ton infect et dégoulinant de Joshua constituait en une insurmontable torture. Villin se sent à bout de souffle. Ces derniers temps il se savait sans cesse les nerfs à vif et la larme facile — Finn affirmait que c'était son organisme qui réagissait et s'habituait à l'arrêt des neuroleptiques. Tout de même il s'en veut pour cette colère rouge qui devant cet homme bondit haut dans le cœur ; à présent même ne l'avait-il pas suffisamment appréhendé pour que son ventre ne se torde pas sous les spores tueurs de sa voix ?
— Que ça te plaise ou non, c'est ainsi que ça se passera parce que tout est déjà réglé. À la fin de ta scolarité, tu pourras faire tes études comme quelqu'un de normal. Maintenant ça ne devrait pas être comme à l'époque, tout du moins je me risque à l'espérer.
Villin le fixe dans les yeux, ses pupilles se dilatent lentement et la force tellurienne qui grogne dans la moiteur membraneuse de sa trachée a ce goût de sel et de violence à tout rompre. C'était Finn et pas la force des choses qui l'avait sorti de l'hôpital en lui proposant de mentir sur l'état de sa santé mentale car Finn se rend toujours compte quand Villin est en danger. La force des choses ne comprend pas cela — après tout la force des choses gravite autour du monde et n'a pas d'intelligence.
— Nous ne reviendrons pas là-dessus, Villin. J'ose supposer que tu as honte de tes caprices d'enfant et que dorénavant tu les garderas pour toi.
Villin sent dans l'abdomen des organes étrangers pulser plus fort que le myocarde et se leva soudainement — la chaise se renversa et il tourna les talons. Il ne voulait pas que son père voit ses yeux. Il avait rarement été aussi heureux, il s'était rarement senti aussi vivant.
Les détester n'était pas si difficile en fait. Villin sur l'instant comprenait mieux comment eux avaient si brillamment réussi, et en même temps il comprenait à quel point il pouvait être inhumain d'être un homme.
X X X X X X X X X X X X X X X01/08/2013
SOUPIRSLe sourire lui seyait étrangement, cette boucle de chair graissée à la salive ; il lui enfle la bouche à la levure et au caramel ; il est un vin de cerise. Tout autour sur son lit papillonnent l'ombre et la lumière et celle sur son ventre changeait de forme à chaque traînement de respiration affluant dans le poumon. Villin respire vite aujourd'hui.
Il referme ses poings sur les draps sans cesser de fixer le ciel drapé par l'été du jour et la nacre pâle sous les petits nuages qui écument. Demain matin Villin n'existera plus sinon aux attraits de sa nouvelle ville, et sous les consonnes de son nom sommeillent des possibilités aussi vastes qu'une tessiture d'infini. Cette ville s’appelait Detroit.
Villin respire vite aujourd'hui — peut-être est-ce son cœur léger comme une bouffée de rêve et qui au moindre battement fait chavirer le ventricule. C'est de cette drôle de sensation ; cette sérénité bienheureuse et confite au miel de ses lèvres, salée à la langueur de son souffle. Demain matin Villin n'existera plus. Cette nuit est la dernière dans cette chambre qui pue la fièvre et la fortune car il ne revient pas, ne revient plus ; ici on ne guettera pas son retour. Il en souriait. Il ne s'évertuera pas à être un monstre et moins encore à être humain.
Demain matin, chuchote le monde.
Villin renverse la tête en arrière et ferme les yeux.
—
Tu prends ma main ? Il expire les mots dans le silence somnolent ; Finn devait en avoir senti le soupir.
REBONDS► COMMENT VOUS ENTEND(I)EZ-VOUS AVEZ VOS PARENTS ? AVEZ-VOUS DES FRÈRES ET SŒURS ?Sans cesse tenu éloigné de ses parents, il demeura plus avec les femmes qui s'occupaient de lui qu'avec eux si bien qu'il ne peut plus se remémorer les jours où sa maman le prenait dans ses bras, où il grimpait encore sur ses cuisses et déposait ses petites joues dans son cou.
Villin avait toujours été un enfant très calme. Villin avait aussi toujours été un enfant chez qui quelque chose n'allait pas et le seul attrait du réel a fait de lui son gibier. Il grandissait plus vite encore que les fleurs sans jamais se faire comprendre, jusqu'à ce que ses parents le pensent malade. Villin peu à peu ne se força plus à aimer car c'est la chose la plus fatigante qui puisse être et Villin ne se fatigue pas à ce genre de choses.
Jusqu'à son internement il fut enfant unique ; Alexis donna naissance à une petite fille vers ses quinze ans. Il eut seize ans et demi lorsqu'il sortit et ce fut seulement là qu'il la vit. Villin ne connait que son nom — September —, le brun diamanté de ses yeux et l'ébène ensoleillé que ses mèches folles éparpillent jusqu'aux nuages. Rien de ses petites mains dans les siennes où de ses lèvres qui formeraient son prénom ; le regard scandalisé de ses parents lorsqu'il s'approchait d'elle, comme si ses gestes furent obscènes, le dissuada finalement de vouloir la voir jusqu'à ce qu'il s'y désintéresse. Après tout elle avait probablement été éduquée au dégoût de sa personne, rompue à l'aversion comme s'il avait été un insecte.
Villin ne vous dira jamais qu'il n'a pas de famille et ce n'est plus comme avant, ce n'est plus cette rage insoluble ou cette peine criante qui lui palpite sous la peau. Il les a simplement oubliés.
► OÙ LOGEZ/VIVEZ-VOUS EN CE MOMENT ? POURQUOI AVOIR CHOISI CET ENDROIT ?Villin a choisit un appartement au fin fond des bas quartiers de Détroit. Quand bien même il aurait eu moyen de se payer infiniment mieux, Villin ne mettra plus jamais les pieds dans une de ces hideuses baraques abjectement fortunées. Il n'existe rien de plus écœurant que ce genre d'opulence scabreuse.
► ÊTES VOUS NÉ MONSTRE ? SI OUI, COMMENT CELA SE PASSAIT-IL CHEZ VOUS ? ET EN COMPAGNIE DES HUMAINS ? SI NON, QU’EST-IL ARRIVÉ ?En plus d'être né monstre Villin est né erreur ; ébauché dans le bouquet de chairs de sa mère il fut ce brouillon défaillant du chef d'œuvre de toute sa vie. Ce chef d'œuvre est une femme et elle fut nommée September.
Cela, Villin a fait plus que le deviner car il a grandi avec cet état des choses. Joshua et Alexis n'avaient jamais couvé des dispositions très favorables à l'égard de cette connexion mentale ; ils n'avaient jamais désiré un enfant anormal, ce garçon anémié à l'esprit qui gangrène.
Villin essuya surtout des réprimandes car il tentait souvent de s'expliquer, peu à peu des regards effarés, puis il y eut une conjecture à la force de loi qui édictait Villin est malsain, Villin est fou ; ne touchez pas Villin car il sera ce toxique baignant dans vos rivières, cette maladie vénérienne qui fera de vous aussi un malade psychosé, comme lui, exactement comme lui.
Voilà longtemps que Villin ne cherche plus ses mots ; Villin fut prisonnier de guerre, opposant politique à leur logique boueuse, et il vous dira sans tressaillir que s'il fut abattu comme un porc à quatorze ans et demi, on ne vous fera, à vous non plus, pas l'honneur d'un échafaud.