Certains jours, Terpsichore haissait sa soeur ainée. Cela la prenait aux tripes, et elle se sentait alors obligée de claquer les portes, de monter les marches quatre à quatre, et de mettre la musique suffisamment fort pour ne pas l'entendre l'appeler depuis la serre. Au fond d'elle, Chore espérait que cela forcerait Georgie à émerger de son fichu arbre et à quitter sa retraite mélancolique. Evidemment, ça n'arrivait jamais...

Ce jour-là est un de ces jours orageux chez les O'Donnell. Ce qui colle bien aux nuages noirs menaçant Détroit. Chore s'est disputée avec Georgie au petit déjeuner, deux heures plus tôt, comme seules des sœurs peuvent en venir à s'engueuler. Elle ne baisse la musique qu'à l'ouverture du café, à neuf heure quarante cinq. En clair : quand elle est certaine que son aînée ne se permettra plus de la réclamer, pour ne pas déranger les clients, et se faire remarquer.

Comme tous les matins, monsieur Foster, un petit vieux qui habite au bout de la rue, au-dessus d'une librairie, arrive en premier, à peine la pancarte "ouvert" retournée, et s'installe à sa table habituelle -devant la vitrine, à côté d'un pot suspendu de nepenthes, des plantes carnivores-. Chore lui sert ce qu'elle lui sert tous les matins depuis quatre années : un mug de café -toujours le même, celui avec le pingouin !- et deux donuts au sucre. Depuis l'autre côté du comptoir, la jeune femme le regarde ouvrir son journal. Elle termine de ranger les verres et les tasses fraîchement lavées.

Un entretien si vite, c'était inespéré. Quand la demoiselle qu'il avait eu au téléphone lui avait dit que c'était totalement possible, Elséar n'y avait tout simplement pas cru. Pour une fois qu'un peu de chance se laissait entrevoir, il n'entendait pas la laisser passer.

Un café en plus, pas une boîte de nuit craignos. Le boulot serait nettement plus tranquille, du moins, plus que dans un bar ou tout autre établissement imposant une présence nocturne. Un emploi du temps normal en somme, du temps un peu pour lui ? Qu'importait, il avait bien l'intention de ne pas laisser passer cette occasion.

Chercher l'adresse sur internet n'avait pas été facile, mais, pour une fois, il s'était appliqué. Il fallait bien ça. Son chemin en tête, il avait pris sa voiture et avait bravé les bouchons pour se rendre dans un quartier un peu moins malfamé que celui qu'il fréquentait depuis des mois déjà. Le cadre était différent : agréablement même ! S'il n'était pas là aux aurores, il serait là tôt, c'était le moins que l'on pouvait dire.

Elsé' était habitué à rester éveillé la journée désormais : voilà quelques jours qu'il était au chômage. Son ancien patron avait fini par le remplacer et l'avait enjoint à ne jamais remettre les pieds dans son établissement. C'était précisément ce qu'il escomptait faire de toute façon, alors pas besoin de le prier, tiens.

Vêtu aussi bien que possible et après s'être garé dans une rue adjacente à celle qu'il devrait visiter, il finit par sortir son plan improvisé de sa poche et chercha des yeux la façade que la jeune femme lui avait décrite. Une façade avec de la végétation. Il ne mit pas longtemps à la trouver d'ailleurs : dans une ville grise comme Détroit, tomber sur ce détail était aisé... et faisait plaisir. C'était même surprenant.

Rangeant son morceau de papier dans sa poche, la gargouille prit une inspiration et décida de franchir le seuil de la porte, notant la présence d'un seul et unique client. Il était tôt, en même temps. Il salua le bonhomme d'un hochement de tête et détailla un peu les lieux, curieux. Il n'y avait pas à dire, c'était bien différent de l'endroit d'où il venait. Les yeux perdus sur la décoration, il fit son chemin vers le comptoir. Une seule personne, pas de doute possible : probablement celle qu'il avait eu au téléphone la veille.

- Bonjour...? hasarda-t-il en stoppant son avancée à sa hauteur.

Allez, un sourire sympathique. Il fallait bien ça pour parvenir à se faire embaucher. Ce n'était pas trop dur, non ? L'aubaine était trop grande pour ne pas faire de gros efforts. Continuer à stresser un brin après mille ans et une multitude d'emplois ? Bravo, Elséar, comme si tu en étais à ton premier emploi... Crétin.

- Je m'appelle Elséar Nillan, articula-t-il finalement en souriant aussi honnêtement que possible, nous avons discuté au téléphone hier, je viens pour l'annonce que vous avez passée : pour le service dans votre café.

 

Si elle reprenait effectivement la fac en septembre, elle avait besoin d'un serveur de toute urgence. L'été lui permettrait de le former pour les quelques heures dans la semaine où elle serait absente. Et puis, il fallait trouver quelqu'un de confiance, et ça ne se faisait pas en claquant des doigts. Manque de bol pour Elséar, cet entretien n'est pas exactement tombé le meilleur jour possible. Chore a envie de passer ses nerfs, et elle est un peu stressée de faire passer un entretien à un inconnu...

Elle pose à peine son dernier mug sur l'étagère que la clochette résonne. Elle salue d'un sourire le nouveau venu, attend qu'il choisisse une table où s'installer ou vienne commander directement au bar. « Bonjour ! Que puis-je pour vous ? » Il se présente. Chore tilte. « Ah oui ! Parfait ! » Oui, bien, et maintenant..? « On va s'installer dans un coin pour voir ça. » Elle sourit à Monsieur Foster qui a levé un instant les yeux vers eux, puis revient à Elséar. « Vous voulez quelque chose à boire pendant que nous faisons cela ? »

Elle se sert un thé léger -histoire de bien commencer la journée-, le sert également s'il le désire, puis fait le tour du comptoir. Ils s’assoient face à face à une petite table, de l'autre côté du café, pour ne pas déranger le client. « Chore O'Donnell, au fait. Comme je vous l'ai dit par téléphone, je cherche un serveur ayant de l'expérience. » Elle s'est dit en passant l'annonce que ça serait plus facile pour tout le monde si elle n'avait pas besoin d'apprendre le métier à son nouveau serveur. Déjà qu'elle, elle apprenait encore certains trucs... « Vous avez un CV ? » Hé, elle faisait de son mieux ! Au pire, Elséar se tirerait sans prendre le job, hein...

Bon, ça avait l'air de plutôt bien partir à priori. Elle souriait, ne l'envoyait pas balader, n'avait pas l'air trop dure... Un bon point, Elséar aurait eu du mal à faire face à quelqu'un le prenant de haut sans le prendre de haut à son tour. Tâchant de faire au maximum bonne impression, il fit donc mine de suivre son interlocutrice là où elle désirait le guider. Invité à s'asseoir, il ne manqua pas non-plus d'accepter le thé qu'elle lui proposait.

- Merci, articula-t-il tout en se demandant s'il devrait se vendre dès le départ ou si elle allait lui poser des questions.

Par chance, ce fut la première à ouvrir la bouche pour se présenter et lui offrir la possibilité de lui répondre. Le CV. Oui ! Il en avait un. Par miracle d'ailleurs, puisque l'imprimer n'avait pas été une mince affaire. Il avait dû regarder sur des sites pour se mettre à la page quant à ce qui se faisait dernièrement. Certaines entreprises étaient à cheval là-dessus. Il avait opté pour une mise en page sobre et aussi soignée que possible... et pour une écriture toute petite compte tenu des nombreuses expériences qu'il avait eu par le passé. Heureusement, il ne comptait que celles de Détroit.

Techniquement, il avait occupé pas moins de sept postes : toujours en tant que serveur, ou même vendeur dans une épicerie. L'avantage des boîtes de nuit, c'était que les videurs se chargeaient déjà des clients trop irrespectueux et qu'il restait donc plus longtemps à son poste. Sur les sept postes, il n'en avait mentionné que trois : les plus notables. Difficile d'expliquer que cela faisait presque dix ans qu'il bossait comme ça... Depuis quoi ? Ses seize ans ? Pas impossible, mais guère encourageant.

- Comme vous pouvez le voir, j'ai été vendeur dans une épicerie, barman et serveur dans un bar, puis dans une boîte de nuit, je ne manque donc pas d'expérience. J'admets que je n'ai encore jamais essayé de travailler dans un salon de thé, je pense que ce serait une expérience très enrichissante également.

C'était toujours délicat d'aborder la conversation, mais il tâchait de faire autant de son mieux que la personne qui attendait des réponses de sa part.

Il avait une bonne tête. Il était jeune, dans la vingtaine. Et elle devait lever la tête pour lui parler, donc autant qu'ils soient assis, elle ne tenait pas vraiment à se taper un torticolis dès leur première rencontre. Elle lui sert sa tasse (dans un mug "soucoupe volante", allez savoir pourquoi !) et ils s'installent. Chore récupère le CV et le parcourt attentivement. Elle repousse une mèche derrière son oreille, prenant note de ses emplois précédents. Ce n'est visiblement pas un débutant, même s'il n'a aucune expérience pour un café comme le Greenhouse.

Elséar reprend la parole, Chore relève les yeux vers lui. « Je doute que ça soit très différente » Dit-elle en lui rendant son CV (hm, devait-elle le garder en fait ?). « A part peut-être pour les horaires. Nous ouvrons à 9h45, mais il faudrait être là, disons à 9h15, pour nettoyer, ranger la vaisselle et préparer les différents thé. Je ferme aux alentours de 17h30. Tout ça, six jours par semaine. Cela vous conviendrait-il ? »

Elle boit une gorgée de sa tasse de thé, savourant la chaleur qui l'emplit. Non franchement, plus elle pense, plus elle trouve qu'Elséar a une bonne tête. Elle a un bon feeling. « Vous savez cuisiner un peu ou pas du tout ? » La question lui vient comme ça. Qu'il sache manier un fouet -à pâtisserie, voyons !- serait un petit plus, mais n'a rien d'obligatoire. « En général, je choisis une viennoiserie ou une pâtisserie par jour, à mettre à l'affiche. Je peux m'en occuper, cependant. » Elle a l'habitude, elle aime pâtisser.

« Il faut aussi avoir une certaine facilité dans la vente. Pour conseiller les clients, et vendre les gâteaux proposés en vitrine. » Ce qui doit aussi changer des bars et des boîtes de nuit, même si elle n'a pas des masses l'habitude de tels endroits (pas du tout même). Du coin de l’œil, par dessus l'épaule d'Elséar, elle surveille monsieur Foster, sachant bientôt devoir lui apporter sa deuxième tasse de café. « Et évidemment, la politesse et une bonne tenue... »

Suivant ses gestes, Elséar se demanda si le fait qu'elle lui rendait son CV ne voulait pas dire que c'était tout bonnement mort. Pourtant, elle ne le renvoya pas à la porte et lui expliqua même quels seraient les horaires de travail. Des horaires normaux. Il ne commençait ni tôt, ni tard et finissait à des heures correctes qui lui laisseraient plus de temps pour lui qu'il n'en avait eu depuis longtemps.

- Six jours, ce serait parfait, répondit-il face à l'interrogation posée.

Tu parles que c'était parfait : inespéré était le terme le plus exact pour qualifier cette situation. Tâchant de cacher le regain de motivation qui l'envahissait et de rester aussi sérieux que possible, Elsé' l'imita lorsqu'elle but une gorgée de thé. La boisson était délicieuse. Il n'était pas un grand friand de thés, mais il devait bien reconnaître que celui-ci était agréable. La question suivante le prit néanmoins de court.

- Euh, je... balbutia-t-il gêné.

Catastrophe. Poussant un soupir, la gargouille posa son dos contre le dossier de sa chaise. Cuisiner des pâtisseries... La base quoi, ce n'était pas comme s'il avait fait de la cuisine un domaine de prédilection. Il ne savait même pas s'il était bon ou mauvais : juste qu'il n'avait tué personne jusque là, ni ne s'était rendu malade. Il connaissait les bases, savait se faire cuire des petits repas selon ses envies, mais c'était tout. Cette mademoiselle O'Donnell affirmait pouvoir s'en occuper, mais dire qu'il n'en était pas capable serait un moins, il en était sûr. Pourtant, là-dessus, il ne pourrait jamais mentir.

Son premier réflexe fut de passer nerveusement une main dans ses cheveux. Bon, pour l'accueil, la politesse et tout ça, il présentait bien : c'était peut-être le seul reproche que son ancien patron n'avait pas pu lui faire avant de le virer. Elséar n'était pas une crème, mais un café ne mettait pas autant de pression qu'une boite de nuit, il aurait été prêt à le parier.

- Je ne vais pas vous mentir, finit-il par répondre en plantant de nouveau ses prunelles, cachées derrière des lentilles marrons, dans celles de son interlocutrice, je ne connais que la cuisine qui me permet de subsister et seulement quelques bases pour de la pâtisserie. Tout le monde a des envies de gâteaux, je suppose.

Bravo, Elsé', plus de mille ans et pas fichu de s'être intéressé véritablement à ça. Non, à la place, il avait passé le plus clair de son temps à fuir les humains... enfin... à dormir sous sa forme de statue pour ne sortir qu'à certaines périodes. Quel gâchis en fin de compte !

- Mais, je peux apprendre... pour la pâtisserie, si vraiment ça pose un souci, hasarda-t-il.

Avec les gens, par contre ? Selon les situations qui pouvaient se présenter à lui, ce n'était pas toujours facile de se tenir tranquille. Il faisait toutefois de son mieux pour éviter tout accrochage et tout ennui.

- Mes jobs précédents incombaient d'être sans cesse au contact des clients, je n'ai donc aucune réticence quant à la vente et les conseils. Je vais simplement avoir besoin de me familiariser avec ce nouvel environnement, mais ça ne devrait pas prendre beaucoup de temps.

Avec la boite de nuit, il avait adopté un rythme de travail plutôt speed, ce qui n'allait pas forcément aller de paire avec cet endroit calme et reposant. Il allait devoir s'y faire et prendre plus de temps pour bavarder avec les clients, très certainement.

- Est-ce que vous pensez que je pourrais faire l'affaire ? demanda-t-il.

Il avait plutôt hâte de le savoir, même si cette question venait peut-être trop vite.